vendredi 6 mai 2011

L'identité lettone - 2 : le peuple

En ce vingtième anniversaire du renouvellement de l'indépendance lettone, il peut être utile de s'intéresser à ce qui fonde l'identité lettone. Après avoir exploré son territoire hier, essayons maintenant de comprendre qui est le peuple letton.


Une parente lettone me montrait le jour de Pâques une vidéo où elle faisait dire à un géorgien, en letton : "Je suis letton." ("Es esmu latvietis.") Cela suffit-il à faire de lui un letton ? Pas d'après la loi lettone qui, pour naturaliser une personne, lui impose plusieurs conditions : un examen de langue lettone (le niveau demandé est assez faible), un examen de culture et d'histoire lettone (qui impose la reconnaissance du fait d'occupation soviétique) et surtout l'abandon de toute autre nationalité. On distingue en filigrane les craintes du peuple letton : la disparition de sa langue (nous en reparlerons plus tard), le déni de son identité culturelle et la contamination par une autre nation.




La notion de letton est assez récente, l'ouvrage de Garlieb Merkel publié en 1797(1) est le premier à s'intéresser au peuple letton. Il est assez singulier que ce soit un membre de la classe régnante, un germano-balte, qui ait appris aux lettons que, justement, ils étaient un peuple, avec sa langue et sa culture. Cet ouvrage va être à l'origine d'une renaissance balte qui culminera avec les mouvements nationalistes de la fin du XIXème siècle et du début du XXème. A partir de ce point, il ne peut plus y avoir de retour en arrière et malgré l'abolition très tardive du servage en Lettonie, une riche révolution culturelle est alors en marche.

Merkel’s book 'Die Letten'


Il faut cependant remonter bien plus loin pour trouver les racines des lettons. La version officielle les désigne comme de purs baltes. La réalité est plus complexe. Les théories se sont longtemps affrontées qui opposaient baltes et slaves dans l'occupation du bassin du Dniepr puis de celui de la Daugava. Il a fallu faire appel tant à la génétique qu'à la linguistique pour débrouiller un tant soit peu ce puzzle. A partir du quatrième millénaire avant notre ère, une lente émigration rayonne du bassin de la Mer Noire : les peuples indo-européens conquièrent petit à petit l’Europe et le sous-continent indien. Ils ont en commun des traits ethniques, linguistiques, culturels et techniques, ainsi qu’une organisation sociale et religieuse fondée sur un modèle tripartite. Ce modèle assure un partage des principales fonctions des dieux et du groupes humain selon des lignes parallèles : l’arbitrage et la magie, la protection et la guerre, la fécondité et l’agriculture. Polythéistes mais avec un dieu suprême, animistes et païens, organisés autour d’une structure clanique et maîtrisant l’élevage, l’agriculture, le travail du bronze, ces proto-indo-européens disposent d’éléments de civilisation propres à assurer leur pérennité. La branche qui nous intéresse va s’installer autour de trois fleuves : la Vistule, le Dniepr et la Daugava. En d’autres termes, il vont occuper un territoire qui recouvre les actuelles Lettonie, Lituanie, Pologne du nord, Russie et Ukraine de l’ouest, ainsi que la Belarus. L’étude des toponymes (noms géographiques) montre la présence de la langue proto-balte jusqu’au nord de la région de Moscou (2). Les fouilles archéologiques ont mis en évidence des traits physiologiques spécifiques qui ont permis de définir très clairement l’aire de répartition des proto-baltes. Celle-ci jouxte au sud les polonais, à l’est les slaves et au nord les finno-ougriens (ancêtres des estoniens et finnois). Les choses pourraient se compliquer durant le premier millénaire avec les invasions slaves d’un côté, sous la pression des peuples ouraliens, et les incursions scandinaves de l’autre, avec les expéditions vikings et varègues, mais il n’y aura pas de vrai brassage génétique avec ces peuples. En revanche, les études récentes sur la génétique des populations démontrent que ce sont les estoniens qui partagent le plus de gènes avec les lettons (3). Cette proximité est également largement constatée dans le lexique et la grammaire. Ce fait est très peu publié en Lettonie car il vient en opposition avec la thèse officielle qui veut rendre ces deux peuples fondamentalement distincts. Par ailleurs, les estoniens sont l’objet d’un très large corpus de plaisanteries et d’anecdotes qui rappelle la relation entre français et belges et ne facilite pas la reconnaissance d’une telle proximité entre les deux populations.



Après avoir porté notre regard sur la composante balte du peuple letton, il faut encore prendre en compte ce qui fonde une grande part des tensions et, par conséquent, des politiques liées à la nationalité. Depuis l’invasion germanique du début du XIIIème siècle, les lettons ont eu à subir diverses occupations pendant la majeure partie de leur histoire mais ils ont aussi été une terre d’accueil pour des populations dont les motivations ou le nombre ne pouvaient en faire des occupants. Le premier contact fut avec les Lives, un peuple finno-ougrien qui vivait déjà sur le territoire lors de l’arrivée des baltes. Pendant plus de deux millénaires, les deux peuples ont vécu en bon voisinage, empruntant l’un à l’autre des éléments linguistiques, culturels et, bien sûr, génétiques. La soviétisation porta un coup quasi mortel aux Lives : au retour à l’indépendance, ils n’étaient plus que 200 environ. Ils représentent la plus petite ethnie européenne qui dispose d’un régime de protection spécial. Très rapidement, sous la poussée des Avars, des groupes proto-slaves sont venus tenter de s’installer sur le sol letton. Soit ils furent totalement intégrés, soit au contraire, ils durent tenter leur chance plus au nord (Carélie) ou plus au sud (Pologne). La vague suivante fut celle des voisins maritimes : les Varègues (vikings suédois). Dès le Vème siècle des contacts existent de part et d’autre de la Baltique, mais c’est au IXème siècle que les invasions s’intensifient. Cependant, sur cette route des Varègues aux Grecs, la Lettonie n’est qu’un point de passage. Peu sont les suédois qui s’installent et, quand c’est le cas, c’est pour l’essentiel sur la côte ou le long du fleuve Daugava. Partout ailleurs, ils sont repoussés ou hésitent à s’installer dans des terres qui n’offrent pas de richesses à exploiter. C’est à la fin du XIIème siècle qu’arrivent les conquérants qui resteront le plus longtemps sur le sol letton et qui formeront une classe dominante qui va durer jusqu’en 1919. Les Allemands sont d’abord des marchands qui préfigurent la Hanse et qui viennent durant la saison d’été acheter des marchandises (ambre, fourrure, bois, cire) aux Lettons. Ceux-ci sont alors structurés en quatre grands groupes ethniques et politiques : au sud-ouest les Coures, au sud les Sémigales et les Séloniens, à l’est et au nord, les Lettigales. Les Lives occupent alors les zones côtières et le sud de la Vidzeme. Par un jeu d’alliances diverses et souvent trompeuses, les allemands, sous la férule du prince-évêque Albert von Buxhovden, ont soumis les lettons et les estoniens en moins de 40 ans, mais ceci est une autre histoire. Retenons simplement que les descendants de ces premiers colons vont fournir la base d’une société parallèle : les germano-baltes (aussi appelés abusivement «barons baltes») sont devenus les suzerains des lettons pour plusieurs siècles mais sans (presque) jamais s’y mélanger. Même lorsque l’Empire Russe conquit ces terres, il conserva les germano-baltes comme nobliaux, édiles, religieux tant ils formaient une efficace courroie de transmission du pouvoir. La réforme agraire de la première indépendance (1919) chassa de nombreux germano-baltes de la province en Allemagne car il perdirent une grande part de leurs privilèges. Ceux des villes, plus implantés dans le commerce et la banque, partirent au début de la deuxième guerre mondiale. Certaines familles sont revenues depuis la deuxième indépendance (1991), mais ne forment plus qu’une infime minorité. Les guerres d’abord de religion puis de conquête territoriales qui ravagèrent le pays du XVIème au XVIIIème siècles connurent un intermède de près d’un siècle pendant lequel une partition du pays eut lieu entre suédois et lituano-polonais (pour l’essentiel en Latgale). A cette occasion, de nombreuses familles vinrent s’installer en Lettonie et les patronymes polonais sont relativement fréquents en Latgale alors que la Vidzeme et la Kurzeme ne sont pas étrangères aux patronymes se terminant en «-sons» qui indiquent sans équivoque une origine suédoise.

Shtetl: Mosedis Shtetl Project

En 1571, s’établit une colonie juive à Piltene (Latgale) qui fut le début d’une riche histoire ashkénaze dans l’est du pays. Les juifs participèrent activement à l’évolution des provinces lettones, même si, en comparaison avec les voisins lituaniens, ils avaient à souffrir des règles d’ostracisme dans les villes. Suite aux pogroms du XVIIème siècle en Russie et en Ukraine, de nombreuses familles vinrent s’installer aux alentours des villes lettones, mais la Grande Guerre du Nord (1700-1721) décima toute les populations du nord et de l’est du pays. Cependant des familles ashkénazes revinrent s’implanter durant le XVIIIème siècle et participèrent très activement au développement de l’économie et de l’industrie en Lettonie. Dans la Lettonie indépendante du début du XXème siècle, la communauté juive aida à la construction économique, politique et intellectuelle de la Lettonie moderne. Mais l’occupation nazie eut pour conséquence la disparition de 90% de la communauté juive. Cette communauté eut à souffrir un autre calvaire beaucoup moins connu : alors qu’elle ne représentait que 5% de la population à l’époque soviétique, elle représenta 12% des fusillés et déportés. Les lieux de la Shoah et les cimetières juifs furent soit rasés et recouverts de quartiers d’habitations par le pouvoir soviétique, soit (seulement pour un site en Lettonie) instrumentalisés pour fustiger les horreurs nazies et glorifier le pouvoir libérateur de l’armée soviétique.  La communauté juive actuelle se compose soit de descendants de victimes de la Shoah qui sont revenus sur les lieux de leurs origines, soit de récents immigrés de Russie. Elle est pour l’essentiel concentrée sur Riga. (4)



Venons en maintenant à la communauté qui fait couler le plus d’encre et le plus de bile, cette principale minorité agissante : les russes de Lettonie. Certains nationalistes lettons voudraient faire croire qu’ils sont tous issus de l’occupation soviétique et sont une cinquième colonne dont le but est la conquête de la Lettonie et la perversion de ses valeurs. Le gouvernement russe les «utilise» à chaque fois qu’il a besoin d’un «ennemi du peuple» (les méchants collaborateurs lettons qui oppriment leur minorité russophone) ou dès qu’il veut obtenir un avantage économique ou politique sur sa façade occidentale. Aucune de ces deux approches ne résiste à l’épreuve de la réalité. S’il existe des tensions, elles sont modernes, mais les russes sont présents en Lettonie depuis bien plus longtemps que le soviet. Dès le XIème siècle, les principautés lettones de Jersika et Koknese payaient tribu aux princes russes de Polotsk et les marchands russes circulaient librement sur leur territoire. Après une période de conflit entre les croisés germaniques et les princes russes, le traité de Niburg (1392) offrit la possibilité aux russes de s’installer dans le nord-est du pays et leurs marchands participèrent activement au commerce entre la province de Novgorod et la ligue hanséatique. L’invasion d’Ivan «le terrible» ne dura que quatre ans et ne fut pas suivie d’un fait d’occupation. La première grande vague d’immigration russe eut lieu en Latgale au milieu du XVIIème siècle lors du schisme russe orthodoxe : les fidèles à la règle de Constantinople furent excommuniés et durent fuir la Russie. Ils s’installèrent en masse et leurs congrégations sont encore présentes. Cette même région fut conquise à la Pologne à la fin du XVIIème siècle par les troupes russes et conserva le statut de province russe de 1772 jusqu’en 1919, ne disposant pas du régime «de faveur» dont les autres provinces lettones bénéficièrent lors de l’abolition du servage. Riga fut prise par le comte Sheremetev en 1710, concluant la conquête de la Livonie lettone (la Courlande resta indépendante encore quelques temps) par Pierre le Grand. Les familles nobles et bourgeoises russes s’installèrent alors mais sans remplacer la noblesse allemande. Quelques paysans s’installèrent pour profiter d’un statut plus libéral que dans le reste de la Russie, mais c’est surtout la révolution industrielle qui vit l’arrivée massive de travailleurs russes à Riga, devenue la capitale économique et industrielle de la Russie, et dans plusieurs grandes villes. Les ports de Liepaja et Ventspils furent largement militarisés par l’Empire russe ; le premier devenant la première base de sous-marins et le siège de la flotte de la Baltique, russifiant de fait tout le nord de la ville.
Durant la seconde moitié du XIXème siècle, le réveil nationaliste letton toucha aussi la population russe de Lettonie : si les couches les plus riches se considéraient comme une extension de la Russie impériale, les autres russes se voyaient comme une des composantes nationales de la Lettonie. Ils créèrent leurs organes de presse et s’impliquèrent dans la vie politique de la province. La «russification» d’Alexandre III à partir de 1871 visait surtout à réduire l’influence des germano-baltes (à qui la noblesse impériale reprochait d’avoir pris tous les postes importants à la cour). Elle eut pour conséquence d’augmenter le nombre de fonctionnaires russes en Lettonie, mais aussi de favoriser les lettons dans l’expression de leur renaissance. Tant et si bien que lors de la révolution de 1905, ce ne furent pas les nobles et bourgeois russes qui furent la cibles des ouvriers et paysans aussi bien russes que lettons, mais les barons baltes et leurs manoirs. A cette époque et jusqu’à l’invasion soviétique, les russes représentaient environ 10% de la population de Lettonie, la moitié de ce chiffre était constituée de paysans. La première indépendance de la Lettonie donna les mêmes droits à toutes les minorités. Elle fut favorable à la communauté russe qui grandit grâce à des immigrés venus de la région de Pskov et à une natalité supérieure aux autres groupes ethniques de l’époque. Cependant, à l’exception de quelques villes (Jelgava, Bauska, Valmiera où les russes parlaient le letton à plus de 70%), la communauté russe ne s’est pas lettonisé : à peine 15% étaient capables de s’exprimer en Letton, ce qui limita beaucoup son accès à l’éducation supérieure. Même s’il existait à l’époque des partis russophones «durs», l’implication dans la vie politique de la communauté russe était bien inférieure à celle des communautés juives ou germano-baltes.
L’occupation soviétique de 1940-1941 puis à partir de 1944 eut des conséquences catastrophiques sur la population lettone : outre la déportation ou l’élimination d’à peu près 20% des lettons, une immigration massive depuis la Russie et d’autres régions de l’URSS renversa l’équilibre des populations. En 1989, les russes représentaient près de 40% de la population de la Lettonie (il est à noter que ce chiffre n’intègre pas les autres populations russophones : Belarusses, Ukrainiens, etc...). Après l’indépendance et la démilitarisation du pays, cette proportion tomba à 27%, ce qui n’empêche pas la population de la capitale de comporter environ 40% de russophones (5).

Les disputes entre les parts les plus extrêmes des deux communautés sont encore vives et il ne semble pas opportun d’en traiter ici les tenants et aboutissants : toute prise de position serait considérée comme partisane. Les omissions de l’auteur seront considérées par certains comme un biaisées envers l’une ou l’autre des communautés alors qu’elle ne tiennent qu’à une volonté de concision et de neutralité. Force cependant est de reconnaître, malgré des sursauts ponctuels, un apaisement des relations entre les deux communautés et une reconnaissance croissante de la composante russophone de la société lettone.


Nous reviendrons plus en profondeur sur la culture du peuple letton, sur sa vie quotidienne aussi bien que ses mythes fondateurs mais il nous reste encore à nous intéresser à la langue lettone.



(1) “Die Letten, vorzüglich in Liefland, am Ende des philosophischen Jahrhunderts, Ein Beytrag zur Völker- und Menschenkunde” Garlieb Merkel, Leipzig 1797.
(2) «The Balts» Marija Gimbutas, London 1963.
(3) Laitinen et al, Helsinki 2001 et Richard Villems, Tallin 2001
(4) Encyclopaedia Judaica, 2nd edition, DVD 2006.
(5) Sources : Institut de Lettonie, articles de presse depuis 1997.

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