Aujourd'hui même, la Lettonie a de nouveau 20 ans. L'âge qu'elle avait lors de l'invasion soviétique qui mit fin à sa première indépendance. Ce devrait être l'occasion de prendre du recul, de s'interroger sur le projet de société, de s'intéresser aux leçons de l'histoire pour ne pas être condamnés à la voir se répéter. Mais pour cela, il faut aussi s'interroger sur ce qu'est devenue l'identité lettone.
Si nous reprenons notre première grille de lecture, la Lettonie a mis bien longtemps à trouver ses frontières : elle fait partie de cette mosaïque de nations européennes qui sont nées à la suite de la première guerre mondiale et de la redistribution des cartes qui visait à protéger les pays occidentaux de la menace communiste, sans impliquer leurs peuples déjà traumatisés par le conflit qui venait de se terminer. Les chutes des empires (russe, austro-hongrois, allemand, turc) qui s'étaient produites dans les années précédentes laissaient le champ libres aux vassaux. Ces derniers s'étaient découvert ou redécouvert une identité dans le courant du XIXème siècle, ils leur restait alors à s'affirmer comme nation. Le discours fondateur de la Société des Nations leur en donnait le droit, reconnu par la communauté internationale. Il les incitait à conquérir leur autodétermination. Dans un festival de realpolitik que n'aurait pas dénié Bismarck, l'Angleterre et la France, après avoir ciblé dans leurs discours les pays du limes autour de l'inquiétante U.R.S.S., leur apportèrent des moyens limités mais suffisants - souvenons-nous du "prêt" du Colonel Charles de Gaulle à la Pologne, mais aussi du Lieutenant-Colonel du Parquet à la tête du corps expéditionnaire franco-britannique en Lettonie. Ils instrumentalisèrent aussi les restes des armées allemandes déployées sur ces territoires. Au bout de cette période confuse qui va faire se prolonger le conflit armé sur le territoire letton jusqu'en février 1920, la Lettonie se débarrasse enfin des corps-francs allemands, des mercenaires russes blancs et de l'armée rouge. Les frontières qui en résultent sont à peu de choses près celles définies par l'administration tsariste pour le gouvernorat de Livonie-Courlande auxquelles s'ajoutent l'Inflantie (Latgale). L'occupation soviétique amputera le territoire de la région d'Abrene (au nord-est) et le tout sera validé par le traité frontalier entre la Russie et la Lettonie signé au début de 2007.
Queue à la frontière letto-russe en 2010
L'entrée dans l'espace Schengen en 2007 passa relativement inaperçue. Nombreux étaient les lettons qui pensaient que la totale liberté de circulation était déjà en place dès l'intégration européenne en 2004. C'est plus la frontière avec la Russie qui revient régulièrement occuper l'actualité. Entre les trafics et contrebandes diverses, le chantage au zèle des douanes qui permet à l'administration russe de créer d'immenses files de camions du côté letton et les conflits d'intérêts d'oligarques vivant sur la rente du transit entre la Russie et l'Europe, rien ne permet d'oublier que la position géo-politique de la Lettonie est à la fois sa rente et sa malédiction. Il en est de même depuis plusieurs siècles : du Vème au IXème siècle, l'actuel territoire letton est le point d'entrée (mais aussi de résistance) des invasions vikings qui vont jusqu'à Constantinople. Plus tard, c'est la frontière entre le monde chrétien et le monde païen, puis entre catholiques et orthodoxes, avant de devenir durablement, à partir du XIIIème siècle, la zone de contact entre l'empire germanique et le monde slave. Terre de conflit entre catholicisme, réforme et orthodoxie, c'est au XVIème et XVIIème siècle le champ de bataille de la grande guerre qui oppose Suède et Russie, avec l'apport ponctuel de la Pologne, des nobles allemands et de divers aventuriers. Dès que la Russie devint empire, elle n'eut de cesse de se tailler une fenêtre sur la mer, ce qu'elle fit en annexant tout le territoire actuel en 1721, puis de nouveau (mais sous la forme de l'U.R.S.S.) durant la deuxième guerre mondiale.
Dans une gare de triage lettone, les interminables convois venus de Russie
Pour la Russie, autant que pour l'Europe, cette position de la Lettonie reste essentielle : la première à besoin des marchandises de la seconde, tandis que dans l'autre sens, pétrole, gaz et minerais sont indispensables. Les infrastructures de transport lettones sont presque totalement orientées dans ce but. Il en va de même de pans entiers de l'économie locale. Seules les routes qui permettent cette circulation de marchandises font l'objet d'un entretien (à peu près) régulier et d'investissements lourds. Les fonds accordés par l'Union Européenne pour la sécurisation des voies ferrées lettones et la modernisation de leur signalisation se sont vus affectés en priorité à l'axe est-ouest avec pour but avoué l'intensification du trafic marchandises et surtout pétrolier. Ce, au détriment du transport national de passagers dont les lignes, considérées comme non-rentables ou plutôt moins rentable que le transport de marchandises, sont supprimées l'une après l'autre. Si l'on excepte le bois (première matière première de la Lettonie, mais qui arrive aussi -légalement ou non- de Russie et de Bélarus), l'activité des ports lettons est aussi focalisée sur les échanges russo-européens. Cette géographie économique influe bien sûr sur le secteur des services : banques et établissements financiers sont en surnombre pour un si petit pays à la population de 2 millions d'habitants, mais ils se justifient par les flux financiers intenses avec le grand voisin.
La fenêtre sur la mer essentielle aux russes s'exprime aussi au travers du tourisme (les russes sont en nombre les premiers visiteurs), de l'investissement immobilier, du show-business (plusieurs festivals russes ont lieu à Jurmala, la zone de villégiature côtière de Riga) et des services à la personne.
Alla Pugaceva - Egérie du festival annuel "Nouvelle vague" à Jurmala qui regroupe les gloires passées et présentes du show-business russe
Certains considèrent cette omniprésence du lien économique avec la Russie comme une forme de néo-colonialisme. D'autres comme une manne financière qui seule permet à l'économie lettone de surnager. Quelle que soit la vision de celui qui s'exprime, force est de constater que la situation géographique de la Lettonie définit en grande partie son présent et son avenir : axe routier majeur entre l'Europe du centre et celle du nord (Via Baltica), zone vitale de transfert de marchandises et de devises entre la Communauté des Etats Indépendants et l'Union Européenne, ouverture sur l'occident de la Russie, le pays et ses élites n'en finissent pas de regarder vers l'Est, car c'est de là qu'ils dépendent, sans doute plus que de l'Europe et de ses aides et contraintes. Mais il faut se garder de considérer cet axiome comme éternel : les hydrocarbures russes s'arrêteront un jour de couler ; la politique du Kremlin peut, sans prévenir, fermer les frontières ou les robinets (rappelons-nous l'épisode du pipe-line de Ventspils) ou ré-orienter les flux plus au sud.
Il n'est jamais trop tard pour tirer les leçons de l'histoire et de la géographie, mais, dans notre Europe moderne, les frontières extérieures sont pérennes et la Lettonie doit faire au mieux avec son territoire.
Suite dans : L'identité lettone 2 : Le peuple
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