Où commence-t’on une histoire ?
Au début pour être logique ? A la fin pour être original ? Les histoires vraies n'ont ni l’une, ni l'autre : elles s'inscrivent dans une continuité entre causes et conséquences, un passé qui explique et un futur qui dépend ; à moins que ce soit l'inverse.
Commençons un jour presque banal de l'an 1999, le 11 août. Il ne se distinguait des autres que par une curiosité astronomique très locale : une éclipse de soleil.
Par chance, une journée de repos nationale avait été déclarée et le consulat général de France à Jérusalem nous avait généreusement offert une paire de lunettes spéciales "éclipse" pour deux.
Les deux touristes que nous étions avaient décidé en cet exceptionnel jour de repos, d'aller de notre hôtel de Beit-Jala à Jericho, de se baigner dans la mer Morte, de voir le pont Allenby et le Jourdain et de revenir par les montagnes de Cisjordanie.
C'est là, dans une gorge entre deux massifs de grès rouge que l’éclipse a commencé. Ça faisait quelques kilomètres que nous ne voyions plus aucun champ, plus aucune trace d'activité humaine, sauf la route, bordée de ses murs minéraux, immuables et semblant vieux comme la bible. La falaise ne laissait pas la place pour s'arrêter jusqu'à ce qu'enfin, un dégagement propice sur la droite apparaisse.
Notre voyage avait commencé très tôt. On approchait de midi et nous étions loin de la vallée du Jourdain. Le désert de Judée portait son souffle brûlant jusqu'ici. En sortant de la voiture climatisée, l'impression suffocante de respirer de l'eau chaude. Retour à l'enfance. Sept ans. Première arrivée en Afrique. Au sortir de la Caravelle d’Air France, cette même sensation pour la première fois mais accompagnée de la panique qui saisit un enfant qui croit qu'il va mourir et voit tous les adultes alentour faire comme si de rien n'était. La sensation n'avait duré que quelques minutes. Le petit garçon avait suivi l'exemple des adultes et personne n'avait rien vu. Et il avait appris qu'avec certaines choses insupportables, il faut simplement attendre que ça passe.
Trente ans, quelques pays et quelques conflits plus tard, la leçon était d’autant plus présente.
Nous avons regardé le spectacle du soleil mangé par l'ombre de la lune, nous passant et repassant ces lunettes, plastique métallisé et dérisoire. Quand soudain, j'ai senti un mouvement à la limite de mon champ de vision. Puis un autre. Puis un enfant était à côté de moi. Pointant le soleil, cachant ses yeux, pointant le soleil, puis nos lunettes. Il était apparu comme le Petit Prince à Saint-Exupéry. Venu de nulle part. Michel lui a mis les lunettes sur le nez. L'enfant a regardé le soleil, retiré les lunettes pour le regarder sans leur secours. Et là, une voix de fillette l’a admonesté. Il était clair qu'elle lui disait de se protéger les yeux. Puis elle aussi s'est approchée. Et puis une jeune femme et un homme d'une quarantaine d'années. De Saint-Ex, nous étions passés à Le Clezio. Tous ont utilisé les lunettes, nous les rendant entre chaque utilisateurs pour que nous puissions voir le festin que la lune faisait du disque solaire. Puis l'homme m’a demandé dans un mauvais anglais si ses autres enfants pouvaient venir. Dans mon mauvais arabe, je lui ai demandé combien il en avait. Ses mains m'ont répondu 9. Mon sourire lui a dit oui.
Ils ont semblé sortir de la roche et j'ai compris ce qu'étaient ces trous que j'avais aperçus : ces gens habitaient dans le ventre de la montagne.
Ils nous ont invités à prendre le thé noir et fort, sans menthe : elle ne pousse pas là-bas. La grotte taillée dans le grès était confortable. À gauche, une roue à aube tournait au dessus d'un petit bassin, entraînant un air humide et frais. On devinait, derrière la seule porte autre que celle de l'entrée, des profondeurs fraîches, le monde de cette famille de paysans palestiniens. Les enfants curieux nous regardaient sous le nez et nous nous racontions avec des mots d'arabe et d'anglais. Nous avons compris que cette famille vivait là depuis tant de générations qu'ils avaient réussi à rendre cultivable la pauvre terre alentour. Lui était parti chercher du travail vers Haïfa, y avait appris un peu d'anglais. Puis il n'y avait plus eu de travail et il était revenu.
Nous sommes restés deux heures avec eux, puis nous sommes repartis au nord, vers Naplouse.
En route me sont revenues des images des jours précédents : le mépris du garde-frontière à un des check-points omniprésents, ignorant nos passeports diplomatiques et nos sauf-conduits à cause de nos plaques d'immatriculation vertes, nos détours de plusieurs kilomètres pour rester en zone palestinienne et éviter aux collègues locaux l'humiliation d'enlever leur uniforme ou d'être fouillés, les captages d'eau et les colonies illégaux mais protégés par l'armée israélienne, les hélicoptères de Tsahal venant faire s'envoler les rudimentaires toiles de tente de notre salle de cours et mes étudiants palestiniens me disant : "ne t'énerve pas. Nous avons eu assez de guerres. Maintenant il nous faut la paix."
Ils nous avaient contaminés avec ce virus de la paix, de l'enthousiasme d'une nation qui se rebâtit.
Nos étudiants sont morts. Ils avaient commis l'erreur d'être la première unité d'intervention de la police de l'autorité palestinienne, formés par des officiers français, trop tôt sans doute dans un processus de paix imparfait.
Dès le début de la deuxième intifada, parce qu'ils étaient les seuls que le droit autorisait à maintenir l'ordre en secteur palestinien, parce qu'ils étaient entrainés et volontaires, des missiles sont entrés par les fenêtres de leurs casernes, le plomb durci dont se glorifient les bellicistes a coupé le fil de leur jeunesse et du coup l’a rendu éternelle.
Le vent du désert de Judée porte certainement encore son souffle chaud au pied des monts de Samarie. J'espère que cette famille y vit toujours en paix.
Dans une caisse à souvenirs, j'ai gardé ma moitié des lunettes. Michel, as-tu toujours la tienne ?
Bonjour Philippe
RépondreSupprimerJe m'appelle Hervé ROCA , permettez moi de vous présenter mes meilleurs vœux pour cette nouvelle année.
C'est avec plaisir que je lis vos mémoires sur ce blog , je ne vous cache pas que je garde un souvenir amusé du reportage qui vous a fait connaitre au grand public .Votre image est attachante et sincère, le reportage un peu cliché par moments mais j'ai pris beaucoup de plaisir a le regarder à l'époque et également de nos jours .
J'ai bien compris que vous aviez baroudé au 4 coins du globe pour servir mais cette époque là est révolue .
Avez vous d'autres mémoires ou anecdotes à publier prochainement ?
Votre bagage en langue et expérience ont dû contribuer à votre expatriation. Vous voici en Lettonie nouvel arrivant dans la zone euro j'espère que le résultat sera différent pour ce petit pays .Et qu'il restera loin des plans de sauvetage mis en place pour la Chypre l' Espagne et consorts .
En vous souhaitant le meilleur pour la suite .
Au plaisir de vous lire.
Amicalement
herveroca@gmail.com
herve.roca@facebook.com
Merci Hervé de votre commentaire et pardon pour la réponse tardive.
RépondreSupprimerD'autres souvenirs viendront rejoindre ceux-ci, au fur et à mesure des allées et venues de la vie.