jeudi 2 juin 2011

L'identité lettone - 3 : la langue - 2ème partie : politique de la langue ou langue politique

Dernier volet de "l'identité lettone", ce post tente une explication de l'importance politique cruciale que revêt la langue lettone, tout d'abord, en cherchant à comprendre les sources de la valeur que le peuple letton place dans sa langue, puis en s'intéressant à sa politique linguistique et à ses conséquences.

Le Letton est la langue maternelle d'environ 2.000.000 de personnes, dont seulement les trois quarts vivent en Lettonie. La Lettonie est peuplée de 2.300.000 personnes dont seulement les deux tiers s'expriment en letton.

La mise en parallèle de ces deux proportions est en soi une grande part du problème : une grande part des lettons sent sa langue menacée, d'autant plus qu'à l'époque de la russification intensive (jusqu'à la mort de Staline), elle n'était presque plus du tout enseignée et que, pendant l'occupation soviétique (1939-1991), la langue lettone n'était plus employée dans l'enseignement supérieur, au bénéfice du russe. Ce n'est qu'en 1988 que le soviet suprême l'a votée comme langue officielle et nationale de la république socialiste soviétique de Lettonie.



L'usage de la langue comme outil d'occupation n'a jamais eu dans les états baltes le résultat que les autorités soviétiques espéraient et qu'elles avaient obtenu dans les autres terres conquises (Caucase, Asie Centrale). Les trois pays avaient déjà pris l'habitude de défendre leurs langues qui étaient sous la pression des occupants successifs. Dès le XVIIIème siècles, les "Herrenhütter" (prédicateurs itinérants) avaient ancré en Lettonie et en Estonie des habitudes d'enseignement de la langue natale dans le cercle familial. De leur côté, les lituaniens avaient dû résister à la politique extrêmement agressive de russification qui condamnait à mort ceux qui importaient dans le pays des livres en lituanien. 

Comme cela à souvent été le cas dans la constitution des états-nations au XIXème siècle, les premiers hommes politiques lettons étaient avant tout des écrivains. Le seul fait d'être édité en letton ou de relater des scènes de la vie lettone dans ses écrits était une prise de position éminemment politique dans cette province de la Russie impériale. Les "nouveaux lettons" furent tout autant un mouvement artistique que politique et eurent une influence décisive dans la création de mouvements nationalistes qui, plus tard, devinrent indépendantistes. Cela eut pour effet de faire des écrivains et auteurs de théâtre des héros nationaux.

 Un petit test en passant : qui sont ces personnages ?
Réponses à la fin du post.

Plus tard, dans les années 1980, la langue lettone redevint une arme de lutte contre l'URSS : les dainas, les chants, le théâtre et la littérature en langue lettone étaient un moyen de résister contre la russification de la société et aussi de disposer d'un ensemble de codes culturels communs, étrangers et incompréhensibles à l'occupant. La lutte pour le retour à l'indépendance a pris pour le monde entier le nom de "révolution chantante" ; ces chants étaient en letton.

Ainsi, la langue lettone est sacralisée comme un des socles fondamentaux de l'identité lettone (ce que l'on pourrait dire de la majorité des langues), mais aussi comme l'une des principales armes de l'indépendance mais longtemps menacée par les occupants.

Comme nous l'avons vu dans le chapitre sur la linguistique, les langues baltes sont suffisamment différentes des langues slaves pour avoir conservé leur corpus et leur grammaire. Par ailleurs, elles ont résisté avec succès à diverses tentatives d'élimination. Pourquoi, maintenant que la Lettonie a retrouvé sa liberté et son indépendance politique, est-elle toujours présentée comme si menacée ? La réponse quasi-officielle est que la communauté russophone est trop importante et ses codes culturels trop "éloquents" pour que l'on puisse accepter le russe comme deuxième langue officielle. Un autre prétexte est la nécessité de faire rempart à la langue russe au niveau européen : si le russe devenait une langue officielle de la Lettonie, il deviendrait de jure, mais surtout de facto, une langue officielle de l'Union Européenne.



Quelles influences cela a-t-il sur les politiques linguistiques et leur effet au quotidien ? 

Contrairement à la France où il est simplement mentionné dans l'article 2 de la constitution "la langue de la République est le français", la Lettonie dispose, en plus de la constitution, d'une loi sur la langue (qui a déjà subi trois modifications depuis sa promulgation en 1999 et dont l'article 1 définit le but : "le maintien, la protection et le développement de la langue lettone") et de pas moins de 34 lois autonomes régissant l'usage de la langue dans certaines professions, dans l'enseignement et dans les relations commerciales et juridiques et surtout, dans l'édition et la radio-télé-diffusion. 
On peut ainsi définir trois grands domaines qui sous placés sous l'influence directe des diverses lois sur la langue : le secteur professionnel, celui des média et celui de l'éducation.

Il existe une liste de professions avec un lien à un référentiel de langue lettone sur 6 niveaux. Les professions administratives font l'objet d'un contrôle à priori du niveau de langue de l'employé. Pour ce qui est des professions privées, une amende peut être infligée si, lors d'un contrôle, l'employé ne maîtrise pas le letton au niveau requis. Dans les professions au contact direct du public ou dans des entreprises de grande taille, le bilinguisme est courant et l'interlocuteur adapte sa langue à celle de l'usager. Il n'en est pas toujours de même lors des contacts commerciaux téléphoniques où l'on assiste assez fréquemment à un dialogue où l'un parle en letton et l'autre répond en russe sans qu'il n'y ait de réel problème de compréhension (70% des lettons sont capables de s'exprimer en russe. 50% des russes savent parler letton). Mais en général, si la conversation doit se prolonger, c'est le letton qui va se mettre à parler en russe.
© Gatis Šļūka www.karikatura.lv - (en russe phonétisé en letton : "Oleg. Aurais-tu quelque chose de nouveau et canon ?" "Bien sûr mon lapin, j'ai un dictionnaire letton.")

Dans les médias, c'est un minimum de 40% de contenu en letton (60% de contenu d'origine lettone pour les chaînes nationales) qui est fixé par la loi. Le nombre de canaux disponible pour la radio FM étant limité, l'application des quotas entraîne de fait la disparition de toutes les radios qui ne s'expriment ni en letton, ni en russe (BBC n'émet qu'à Riga et RFI a disparu depuis le début des années 2000). La presse écrite est moins influencée par les lois sur la langue et c'est en regardant le contenu des étagères des kiosques que l'on peut se rendre compte de la dominante linguistique d'un quartier. A ce sujet, tant la communauté lettone que la russophone sont de grands consommateurs de presse et le trajet en tramway du matin permet de se tenir au courant de l'actualité dans les deux langues rien qu'en se tournant vers les divers voisins.

L'éducation reste le terrain le plus sensible : la loi de 1998 prévoyait la lettonisation de toute l'éducation secondaire en Lettonie à compter de 2004. Les manifestations organisées à cette époque ont conduit le parlement à repousser la mise en application et à prendre des mesures provisoires (mais toujours effective) d'un maximum de 40% de l'enseignement en langue étrangère. En revanche, l'enseignement du troisième cycle est obligatoirement en letton. Ce qui pose le problème des classes internationales ou des programmes d'échanges européens qui, si ils perdurent, n'ont en théorie plus d'existence légale.
On discute en ce moment d'une nouvelle loi sur l'éducation qui tendrait à renforcer la présence de la langue lettone et fait donc l'objet d'un bras de fer avec les partis de "l'harmonie" ou russophones. L'insistance des législateurs lettons dans cette matière est surprenante, car les statistiques montrent une diminution du nombre d'écoles russophones de 47% en 10 ans (132.000 à 70.000).

Quels que soient les prétextes à la politique lettone de la langue, il est difficile de définir si les effets en sont positifs : rien ne permet de dire que la langue russe aurait supplanté la lettone en l'absence de ces lois. Les conséquences négatives en sont visibles : l'enseignement des langues étrangères est limité à la philologie, les jeunes lettons (quoique plus doués sur ce point que les européens occidentaux) parlent moins de langues étrangères et moins bien que leurs voisins estoniens ou lituaniens, et la langue lettone est tellement "statufiée" dans son rôle d'étalon culturel qu'elle a tendance à ne s'étendre qu'au travers de l'absorption de mots étrangers. L'absence de place laissée aux langues étrangères dans le "combat" entre le letton et le russe donne, paradoxalement, un avantage à ce dernier : dans les média, dans la coopération financière, commerciale, universitaire, c'est le russe qui supplante toutes les autres langues, et devance même l'anglais.


Réponse au test : De gauche à droite et de haut en bas : Karlis Skalbe (conteur, fabuliste), Andrejs Pumpurs (auteur de l'épopée nationale "Lacplesis"), Anna Brigadere (conteuse, auteur pour enfants), Krisjanis Barons (chercheur universitaire qui recensa les poèmes lettons : les dainas), Atis Kronvalds (écrivain, théoricien politique et des sciences de l'éducation), Les frères Kaudzite (auteurs de la saga rurale "Mernieku laiks"), Rainis (écrivain, dramaturge, poète, théoricien politique), Aspazija (écrivain, dramaturge, poètesse, théoricienne politique, féministe), enfin, mon préféré Rudolfs Blaumanis (pamphlétaire, chroniqueur, écrivain, auteur de théâtre, dandy).

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